[2017-05] Le privilège immobilier spécial - I.- Des conditions exigeantes

par Guilhem GIL, Maître de conférences à Aix-Marseille Université
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I.- Des conditions exigeantes

Le privilège immobilier spécial confère au syndicat une place particulièrement avantageuse dans la hiérarchie des créanciers dans l’hypothèse d’une vente du lot du copropriétaire débiteur7. L’article 2374, 1°, 1 bis place, en effet, par principe le syndicat au même rang que le vendeur d’immeuble et le préteur de deniers s’agissant des créances garanties de l’année courante et des quatre dernières années échues. Le syndicat peut même, en ce qui concerne les créances afférentes aux charges et travaux de l’année courante et des deux dernières années échues, être préféré à ces deux concurrents. Le syndicat se révèle ainsi être en situation de détenir «un privilège préférentiel ou prééminent»8 qui n’est primé que par de rares créanciers privilégiés et superprivilégiés. Pour autant, l’accession à ce statut apparemment enviable est loin d’être aisé, le privilège étant, d’une part, soumis au principe d’interprétation stricte (A) et, d’autre part, subordonné à des modalités de mise en œuvre rigoureuses (B).


A.- Un texte par une interprétation stricte.

Dans la version originelle de l’article 19-1, le privilège immobilier spécial n’avait vocation à garantir que les créances correspondant aux charges visées à l’article 10 et aux travaux de l’article 30 de la loi du 10 juillet 1965. En d’autres termes, la faveur accordée au syndicat n’avait qu’un objet relativement restreint. Il s’agissait, tout d’abord, des charges de l’article 10, c’est-à-dire aussi bien celles générales, afférentes à la conservation, l’entretien et la conservation des parties communes, que celles spéciales engendrées par les services collectifs et les éléments d’équipement communs. Etaient, ensuite, concernés les travaux de l’article 30, cette notion faisant référence aux travaux d’amélioration, tels que la transformation d’éléments existants, l’adjonction d’éléments nouveaux, l’aménagement de locaux affectés à l’usage commun ou encore la création de tels locaux.
Toujours guidée par le «caractère de droit strict que revêt tout privilège»9, la jurisprudence a fermement refusé de faire rentrer dans le champ de l’article 19-1 des créances non explicitement visées par la loi. Ce mouvement a été initié par une décision des juges du fond soulignant que les frais de relance, les intérêts de retard et les frais de dossier contentieux ne constituent pas des charges et des travaux bénéficiant du privilège de l’article 2103 ancien du Code civil10. Ce mouvement a été poursuivi par une décision de la Cour de cassation qui censura une décision qui avait étendu le domaine du privilège immobilier spécial en considérant qu’il pouvait garantir le remboursement anticipé pour cause de cession de lot, d’une quote-part du capital d’un emprunt contracté par le syndicat pour effectuer des travaux de conservation de l’immeuble. Comme le souligna la Cour régulatrice, un tel remboursement n’est pas assimilable au paiement des charges de copropriété dues pour l’année en cours et les années antérieures échues11. Et, si besoin était, ce principe fut encore réaffirmé par une décision rendue l’année suivante et par laquelle la Cour rappela que le privilège ne concernait que les charges et travaux visés aux articles 10 et 30 et ne pouvait être étendu aux autres créances que détenait le syndicat à l’égard du vendeur, quelles qu’en fussent la nature et l’origine. Partant, les intérêts dus sur les créances du syndicat n’étaient pas garantis par ce privilège12.
Afin de prévenir la dégradation de la situation financière de certains syndicat et de faciliter la réalisation des travaux de conservation de l’immeuble, la loi n° 2014-366 du 24 mars 2014, dite loi ALUR, a réformé la rédaction de l’article 19-1 de la loi du 10 juillet 1965. Désormais, ce texte dispose que «sont garantis par le privilège immobilier spécial prévu par l’article 2374 du Code civil : l’obligation de participer aux charges et aux travaux mentionnés aux articles 10 et 30, les cotisations au fonds de travaux mentionné à l’article 14-2, les créances afférentes aux travaux de restauration immobilière réalisés en application du c du II de l’article 24, les dommages et intérêts alloués par les juridictions au syndicat des copropriétaires, ainsi que le remboursement des dépens.» Ce texte, entré en vigueur le 1er janvier 2017, réalise donc une extension notable du champ d’application du privilège.
Pour autant, même si cette intervention législative a quelque peu relâché les mâchoires de l’étau qui enserrait l’objet du privilège, elle ne remet nullement en question les autres hypothèses d’application du principe traditionnel d’interprétation stricte des privilèges. Les solutions rendues alors par la jurisprudence sous l’empire de la loi du 21 juillet 1994, et qui témoignent d’une très ferme volonté de ne pas étendre le privilège immobilier spécial au-delà des prévisions du texte, demeurent donc valables. Cette position, qui a conduit les tribunaux à borner rigoureusement les hypothèses d’application de cette prérogative, se manifeste notamment dans la décision susmentionnée de la Cour de cassation qui, après avoir souligné que la créance afférente au remboursement anticipé d’un emprunt ne relevait pas du champ d’application de l’article 2103 ancien du Code civil, a surtout posé le principe selon lequel le privilège ne concerne que les charges afférentes aux lots vendus. En conséquence, la quote-part relative aux lots que le copropriétaire conserve ne peut être intégrée dans l’assiette du privilège.13


B.- Des modalités rigoureuses de mise en œuvre

La mise en œuvre du privilège spécial immobilier obéit à des modalités devant être scrupuleusement observées, sous peine de voir la créance du syndicat dégénérer potentiellement jusqu’en créance chirographaire. Ce principe est exprimé par les termes de l’article 20 de la loi du 10 juillet 1965 prévoyant que «l’opposition régulière vaut au profit du syndicat mise en œuvre du privilège mentionné à l’article 19-1.» A contrario, cela signifie bien évidemment qu’une opposition irrégulière est inapte à produire un quelconque bénéfice pour le syndicat14. De cette solution découlent deux conséquences que la jurisprudence n’a pas manqué de rappeler.
En premier lieu, il est certain que l’opposition qui, en violation des prévisions de l’article 5-1 du décret du 17 mars 1967, n’indique pas le montant et les causes de la créance ne peut valoir mise en œuvre du privilège du syndicat15. En second lieu, l’opposition qui énonce, certes, les causes et le montant de la créance mais le fait de manière insuffisante, ne peut davantage ouvrir la voie au bénéfice du privilège immobilier spécial16. Ici encore, les tribunaux tiennent fermement la main à l’exigence d’un strict respect du formalisme ainsi qu’en témoigne une décision dans laquelle était en cause l’opposition au paiement du prix de vente sur adjudication de deux groupes de lots appartenant à un même copropriétaire17. Le syndicat avait, en l’espèce, formé opposition pour chacune des deux ventes en fournissant des données chiffrées identiques alors que la composition des lots était différente. Comme l’ont relevé certains commentateurs de cette décision18, le syndicat avait choisi «une solution de facilité» en raisonnant globalement c’est-à-dire en calculant de manière globale sa créance à l’égard du copropriétaire vendeur, puis en la répartissant en deux parts égales sur chacune des ventes. La Cour de cassation a, dans ce litige, approuvé les juges du fond d’avoir déclaré cette opposition irrégulière faute d’être accompagnée d’un décompte détaillé lot par lot. Au soutien de cette solution, la Cour a affirmé que l’opposition doit comporter, non seulement la répartition des charges et des travaux selon le privilège ou le «superprivilège» que le syndicat invoque, mais aussi le détail des sommes réclamées selon leur nature, et le lot auquel elles sont afférentes.
Certes, le non-respect des prescriptions de l’article 5-1 du décret du 17 mars 1967, et notamment l’absence de distinction entre les quatre types de créances, n’a pas pour effet de faire disparaître ces créances19. Il est, en effet, établi en jurisprudence que l’absence de ventilation des chefs de créance a pour seul effet de faire perdre aux créances bénéficiant de l’article 2374, 1° bis, du Code civil leur caractère privilégié et superprivilégié, celles-ci ne pouvant alors valoir que comme créances hypothécaires ou chirographaires20. Ce principe a été régulièrement rappelé et, notamment, par une décision dans laquelle le syndicat avait fait une opposition pour une somme globale résultant d’un décompte informatique commençant par une reprise de solde antérieur et n’opérant aucune distinction entre les différents chefs de créance21. Refusant de prononcer une nullité qui n’a vocation à s’appliquer qu’aux seules oppositions n’ayant pas énoncé le montant et les causes de l’opposition, la Cour a souligné que, s’agissant des oppositions ayant seulement pour vice de ne pas distinguer entre les différentes catégories règlementaires, les créances du syndicat subsistent et sont simplement privées de leur caractère privilégié. Il n’en demeure pas moins que, comme cela a été très justement souligné, l’inobservation des formalités légales «est grave de conséquences pour le syndicat, indépendamment des responsabilités professionnelles encourues»22 dès lors que la perte du privilège entraîne une dégénérescence radicale de la créance.


 

7- Cass. 3e civ., 15 fév. 2006, n° 04-19.095, JCP N 2006, 1278, obs. S. Piedelièvre. - RTD civ. 2006, p. 599, obs. P. Crocq (affirmant que le privilège immobilier spécial bénéficiant au syndicat des copropriétaires ne s’exerce qu’en cas de vente du lot de copropriété).
8- F. Givord, Cl. Giverdon & P. Capoulade, op. cit., n° 342.
9- Cl. Giverdon, obs. sous Cass. 3e civ., 15 mai 2002, n° 00-19.832, D. 2003, p. 1333.
10- CA Paris, 4 fév. 1999, AJDI 1999, p. 629, obs. Cl. Giverdon.
11- Cass. 3e civ., 15 mai 2002, n° 00-19.832, D. 2003, p. 1333, obs. Cl. Giverdon, Gaz. Pal. 2002, n° 201, p. 13, obs. F. Ghilain, Loyers et copr. 2002, comm. n° 215, obs. G. Vigneron, Rev. dr. banc. fin. 2002, 133, obs. D. Legeais.
12- Cass. 3e civ., 6 mai 2003, n° 02-10.712, Rev. loyers, p. 410 obs. J.M. Roux.
13- Cass. 3e civ., 15 mai 2002, n° 00-19.832, D. 2003, p. 1333, obs. Cl. Giverdon, Gaz. Pal. 2002, n° 201, p. 13, obs. F. Ghilain, Loyers et copr. 2002, comm. n° 215, obs. G. Vigneron, Rev. dr. banc. fin. 2002, 133, obs. D. Legeais.
14- En ce sens : J. Lafond & J.M. Roux, Code de la copropriété, Lexis Nexis, obs. sous art. 20 L. 10  uill. 1965. Pour des illustrations, v. CA Paris, 10 oct. 2000, AJDI 2001, p. 614, obs. P. Capoulade Cass. 2e civ., 20 oct. 2005, n° 03-17.550, D. 2006, p. 1860, obs. P. Capoulade.
15- Cass. 3e civ., 28 fév. 2001, Loyers et copr. 2001, comm. n° 133, obs. G. Vigneron.
16- Cass. 3e civ., 25 oct. 2006, Loyers et copr. 2007, comm. n° 17, obs. G. Vigneron.
17- Cass. 3e civ., 3 nov. 2011, n° 10-20.182, JCP E 2012, 1422, obs. Ph. Simler & Ph. Delebecque, JCP G 2012, doctr. 465, obs. H. Périnet-Marquet.
18- Ph. Simler & Ph. Delebecque, obs. sous Cass. 3e civ., 3 nov. 2011, n° 10-20.182, précit.
19- CA Paris, 19 mai 2005, AJDI 2005, p. 910, obs. P. Capoulade.
20- Cass. 3e civ, 27 nov. 2013, n° 12-25.824, D. 2013, p. 2847, obs. Y. Rouquet.
21- Cass. 3e civ., 27 nov. 2013, AJDI 2014, p. 622, obs. D. Tomasin
22- P. Capoulade, obs. sous CA Paris, 10 oct. 2000, AJDI 2001, p. 614.