[2018-01.02] - Le droit de préemption après division

par François DE LA VAISSIÈRE Avocat honoraire au barreau de Paris
Affichages : 3458

C’est d’une façon inattendue et tardive que le juge constitutionnel vient de déclarer sur question prioritaire de constitutionnalité que les deux derniers alinéas du paragraphe I de l’article 10 de la loi n° 75-1351 du 31 décembre 1975 relative à la protection des occupants de locaux à usage d’habitation, dans sa rédaction de la loi ALUR du 24 mars 2014, sont contraires à la Constitution en ce qu’ils instituent un droit de préemption subsidiaire de la commune lorsque le locataire en place ne met pas lui-même en œuvre le droit de préemption dont il bénéficie au premier chef.

Conseil Constitutionnel, 9 janvier 2018, décision n° 2017-683, QPC.

En revanche, cette même décision affirme la constitutionnalité de ce dernier sous la réserve expresse qu’il soit ouvert par une occupation ou un bail antérieur à la division ou la subdivision de l’immeuble, faute de quoi il méconnaitrait le droit de propriété.
''Le droit de préemption subsidiaire de la commune est déclaré inconstitutionnel à effet immédiat (JO 11 janvier 2018), ce qui pose la question de son application aux instances judiciaires en cours.''

Presque quatre années après le volet locatif de la loi ALUR n° 2014-366 contenant cette stupéfiante innovation, immédiatement décriée par la doctrine, le juge constitutionnel suprême, saisi par M. François P… sur QPC et renvoi du Conseil d’Etat du 9 octobre 2017 (décision n° 412365 du 6 octobre 2017), se penche sur celui des droits de préemption en matière locative qui intervient consécutivement à la division initiale ou à la subdivision de tout ou partie d’un immeuble par lots, préalablement à la conclusion de toute vente d’un ou plusieurs locaux à usage d’habitation ou mixte, et qui ne doit pas être confondu avec celui prévu par l’article 15-II de la loi du 6 juillet 1989, également modifiée par la susdite loi ALUR, lequel procède de l’offre de vente que doit effectuer le bailleur qui délivre un congé pour vendre dans le but de libérer au terme contractuel le local de toute occupation, avant la transaction avec son acquéreur choisi. En effet, la vente de l’immeuble occupé n’ouvre pas de droit de préemption au locataire qui bénéficie seulement de l’effet, éventuellement différé, d’un congé pour vendre ou pour reprise à l’échéance du bail alors en cours, édicté par l’article 15-I de la loi du 6 juillet 1989.

Marquée par une partialité manifeste en faveur des locataires, la loi ALUR a bouleversé notablement le nécessaire équilibre des relations locatives, pourtant affirmé par le dernier alinéa de l’article 1er de la loi d’ordre public intégral du 6 juillet 1989 régissant l’habitat principal. La loi a subi progressivement un remise en question sous diverses formes. La loi Macron du 6 août 2015 en a atténué certains effets, en tenant compte de la censure partielle déjà prononcée par le Conseil Constitutionnel le 20 mars 2014.

L’encadrement des loyers a été restreint à titre expérimental aux seules villes de Paris, puis de Lille, avant d’être indirectement tenu en échec complet par l’annulation des arrêtés préfectoraux pris successivement dans ces territoires par les tribunaux administratifs (lire le commentaire du même auteur, en p. 120). La garantie universelle des loyers (GUL) a été abandonnée sans que le texte ait été abrogé. Enfin, les mesures transitoires adoptées par le législateur ont été volontairement ignorées par la Cour de cassation qui a privilégié un effet immédiat de la loi nouvelle aux contrats en cours sur la base de son avis contra legem du 16 février 2015.

C’est désormais tout un pan du dispositif censé protéger les locataires des abus des bailleurs qui tombe à son tour, puisque si le droit de préemption direct du locataire évincé par un congé pour vendre se trouve pour l’essentiel consacré par ce contrôle de constitutionnalité a posteriori, il n’en est pas de même pour celui de la commune qui disparait complétement, comme portant – sans qu’il soit nécessaire d’examiner les autres griefs du requérant – une atteinte disproportionnée au droit de propriété.

Pour parvenir à cette issue, le Conseil a d’abord validé sur le fond, le droit de préemption accordé par la seule loi du 31 décembre 1975 à l’occasion de la première vente consécutive à la mise en copropriété, en considérant qu’il existait bien un risque pour le locataire de s’exposer à une opération purement spéculative à l’initiative du nouvel acquéreur de l’immeuble, risque facilité par cette division individualisant les actions possibles. Le Conseil a néanmoins listé les garanties offertes (exercice possible du droit dans un court délai de deux mois, exclusion de la vente d’un bâtiment entier ou celle intervenant entre parents ou alliés jusqu’au 4° degré ou encore de certains logements sociaux…) en estimant qu’à cet égard, le grief tiré de la méconnaissance du droit de propriété devait être écarté.

Le requérant avait, en outre, invoqué une atteinte au principe d’égalité tiré de la différence de traitement des ventes entre parents selon qu’elles soient à titre onéreux (et alors soumises au droit de préemption du locataire) ou à titre gratuit (hypothèse où il n’y a pas lieu de purger le droit de préemption), mais le Conseil répond – selon sa jurisprudence habituelle – qu’il y a une différence de situation qui demeure en rapport avec l’objet de la loi, ce qui écarte tout grief.

Il reste à se demander si le droit de préemption accordé distinctement quoique subsidiairement (puisqu’il ne joue que si le locataire n’a pas précédemment préempté à son profit) à la commune où se situe l’immeuble loué, ne porte pas une atteinte disproportionnée au droit de propriété et la réponse est positive en ce sens qu’en permettant à la collectivité locale d’acquérir le bien dans un (nouveau) délai de deux mois au prix déclaré ou à un prix inférieur, fixé à défaut d’accord amiable par le juge de l’expropriation, le texte censuré, s’il paraissait poursuivre un même objectif d’intérêt général en autorisant le locataire à se maintenir dans les lieux, s’avère en fait insuffisamment précis tout en prolongeant exagérément l’indisponibilité du local au détriment de son propriétaire. Se trouve ainsi mise en relief l’incertitude dans laquelle se trouverait placé le locataire, faute d’indication de la restriction d’usage que la commune est susceptible de faire après son acquisition ; en d’autres termes, non seulement, rien n’interdirait à la commune d’évincer aussitôt, ou pour le moins, à l’échéance du titre l’occupant actuel, mais se trouve encore soulignée la situation excessive imposée par ce processus d’acquisition au bailleur auteur de l’offre (forcée) de vente réitérée dans un second temps à la commune. Ce propriétaire, à qui il a d’abord été imposé de purger le droit de préemption principal du locataire en place (ce qui peut prendre de nombreux mois en cas de recours à un prêt, ou bien s’il y a une contestation judicaire du congé, ou un retard illégitime à concrétiser la vente, ou encore s’il y ouverture d’un droit de préemption subsidiaire à l’initiative du notaire rédacteur lorsque la vente effective au profit du tiers se fait à des conditions plus favorables), doit subir de nouveaux délais rendant indisponible de facto le bien pour une possible longue période de temps inhérente à la fixation judiciaire du prix, lequel se trouve lui-même gelé six mois après ladite préemption ou la fixation judicaire du prix.
On conçoit que, dans ces conditions, le sort fait au bailleur soit jugé trop pénalisant en termes financiers.

Mais, à vrai dire, la censure intervient de façon bien prudente, pour ne pas dire édulcorée, car à aucun moment le Conseil n’envisage de retenir une contrariété à un objectif d’intérêt général mis en avant par les débats parlementaires de 2014. On pourrait estimer que le dispositif, conçu pour lutter contre la spéculation «d’ignobles» promoteurs, ait été inspiré en réalité par la possibilité pour une municipalité de pratiquer un clientélisme électoral de mauvais aloi, puisqu’elle disposerait d’un volant de logements lui appartenant et qu’elle distribuerait de façon arbitraire ou du mois sélective.
Cependant, il est symptomatique que la rédaction de la décision commentée affirme la poursuite d’un objectif d’intérêt général pour le droit de préemption principal du locataire (au considérant n° 6), puis transpose cette appréciation pour celui subsidiaire de la commune (au considérant n°11), critiquant essentiellement la fixation lacunaire de ses modalités.

Pourtant, il est permis de penser que le maintien du locataire en place, alors que le bailleur exerce à son encontre un droit légalement reconnu de reprendre possession de son bien, dans le cadre d’une réglementation fort bienveillante pour l’occupant (dont le Conseil retient au considérant 9 qu’elle présente pour l’intéressé des «garanties» solides), ne relève que de la protection d’un intérêt particulier, éloigné par définition des missions de service public dans lesquelles se trouvent investis des deniers publics censés profiter à l’ensemble des populations. Il s’agit ici d’immobiliser des budgets communaux d’un certain volume alors que l’Etat a réduit ses dotations de façon drastique, puis de se transformer inévitablement - au moins temporairement - en gestionnaire du bien ainsi acquis, puisqu’il est occupé en vertu d’un bail dont le nouveau bailleur public substitué ne peut même pas modifier les obligations respectives.

Or, quelle est la pertinence d’un droit conféré par la loi (systématiquement dès lors que le bailleur a purgé la faculté de préemption ouverte au locataire lui-même) dans le seul but affiché de maintenir en place plus durablement un occupant pourtant informé, dès l’origine, qu’il ne bénéficierait à travers son titre et comme tout le monde que d’un temps d’occupation limité à 3 ou 6 ans (mais prorogé dans l’hypothèse d’une vente à la découpe ou d’un changement de propriétaire pendant le cours du bail) ? Est-ce bien utile pour la société ? Et peut-on admettre que cela favorise tel ou tel individu, lui conférant une situation privilégiée par rapport au candidat locataire “lambda” qui rencontre de fortes difficultés pour se loger en zones tendues ?

Sous couvert de supprimer un droit insuffisamment défini dans ses conditions d’application, la décision du juge constitutionnel sanctionne en réalité un excès de pouvoir et''il y a fort à parier que cela va inspirer d’autres requérants pour demander pareillement la suppression du droit de préemption donné aux communes pour les baux commerciaux,'' les fonds artisanaux ou de commerce, par l’article L 214-1 Code de l’urbanisme, voire aux preneurs par l’art. L 145-46-1 du code de commerce modifié par la loi “Pinel” lors de la vente des murs commerciaux par le bailleur qui en est propriétaire.

Mais, quant à l’opportunité de maintenir de tels dispositifs, l’issue risque d’être incertaine car l’instrument ainsi conféré aux communes s’insère dans une politique de la ville destinée à maintenir les commerces de proximité dans un centre-ville en voie de marginalisation, ce qui est un véritable enjeu économique d’intérêt général, encore qu’en pratique, et faute surtout de moyens budgétaires adéquats, l’institution - en désuétude - n’ait pas rencontré le succès espéré par ses instigateurs. Elle présente aussi mutatis mutandis les mêmes inconvénients qu’en matière de location d’habitation de résidence principale puisqu’une municipalité n’a pas vocation à se transformer en gestionnaire de fonds ou locaux commerciaux, évidence qui s’est traduite récemment par une réforme des conditions de rétrocession et de délégation du droit de préemption (décret n° 2015-914 du 24 juillet 2015).

Enfin, il reste à se demander quel va être l’effet juridique (déclaré «immédiat» par les considérants 17 et 18 de la décision) de cette suppression normative et de l’adjonction d’une réserve sur l’antériorité du bail par rapport à la première vente après division sur les contrats en cours ?
Les situations définitivement réalisées ne semblent pas pouvoir être affectées rétroactivement, mais la décision commentée, qui prend soin d’indiquer dans sa partie finale «qu’en principe, la déclaration d’inconstitutionnalité…ne peut être appliquée dans les instances en cours à la date de la publication de la décision…», se refuse à en reporter les effets aussi bien dans le futur que dans le passé comme l’y autorise l’article 62 de la Constitution.

Faut-il en conclure à coup sûr que, d’une part, les conventions en cours restent régies jusqu’à leur terme par la disposition censurée pour d’autres personnes que l’auteur de la QPC, et que d’autre part les instances judiciaires engagées sous l’ancien régime ne peuvent intégrer la nouveauté ? En s’abstenant de prévoir la remise en cause des effets que la disposition critiquée a produits avant l’intervention de cette déclaration, le Conseil semble avoir opté pour la solution excluant à la fois les contrats en cours et les instances contentieuses non vidées au 11 janvier 2018. Il est vrai que s’il est simplement dit qu’aucun motif ne justifie de reporter ces effets, il demeure sous-jacent qu’il est pratiquement impossible d’affecter les transferts de propriété issus de la préemption et réalisés avant cette date. Cependant, il faut sans doute nuancer le propos pour les contentieux relevant par nature de l’ordre judiciaire ; en effet, la Cour de cassation qui chapeaute les juges du fond a affirmé péremptoirement d’abord dans un avis évoqué plus haut, puis avec constance dans ses arrêts ultérieurs, que la loi nouvelle (il s’agissait de la loi ALUR) était d’application immédiate dans les effets légaux des baux qu’elle régit pour les situations non définitivement réalisées (ce qui est le cas lorsque la modification législative se situe en amont du jour où le juge vient à statuer, quelle que soit par ailleurs la date de l’assignation valant saisine) et ce en dépit des mesures transitoires différenciées votées par le législateur. Dans cette optique, les parties, comme le juge, devraient considérer que tant pour les anciennes que pour les nouvelles locations, et pourvu que l’offre de vente génératrice du droit induit de préemption de la commune soit postérieure au 11 janvier 2018, il n’y a plus lieu de procéder aux notifications imposées par les deux derniers alinéas du paragraphe I de l’article 10 de la loi du 31 décembre 1975 introduits par l’article 5-II, 1°a), de la loi ALUR. Mais seules les premières décisions de justice seront de mesure à lever l’ambiguïté.